Que l’homme métier intervienne en équipe, ce blog en a déjà parlé, mais quelles en sont les conséquences ?
L’arrêt de la Cour de Paris du 12 janvier 2016 prononce l’annulation de la partie française d’un brevet européen pour insuffisance de description au regard de l’homme de métier qui pourtant intervient en équipe ou peut-être à cause de cela.
- Le brevet en cause, son titulaire et sa licenciée
Brevet européen n° EP 1 …….. portant sur des ‘dispositifs pour rompre sélectivement du tissu adipeux par refroidissement contrôlé’, déposé le ….. 2003, revendiquant la priorité d’une demande provisoire de brevet américain n° ……..du ……2002 et délivré le …..février 2008, la mention de la remise de la traduction française de ce brevet ayant été public au BOPI le …. octobre 2008 ;
Le brevet est détenu par l’association T…. une organisation à but non lucratif de droit américain …..;
…. la société Z…… est une société de droit américain …….qui est titulaire d’une licence exclusive portant sur le brevet EP 1……. et à ce titre, fabrique et commercialise un dispositif appelé ‘Breeze’ permettant de réduire le tissu adipeux par un refroidissement contrôlé sans détériorer les cellules du derme et de l’épiderme ;
- Le domaine de l’invention
Considérant que l’invention du brevet contesté est intitulée ‘Dispositifs pour rompre sélectivement du tissu adipeux par refroidissement contrôlé’ ;
Considérant que le breveté rappelle que la peau humaine comprend deux couches superposées, le derme recouvert par l’épiderme et que la peau repose, par le derme, sur l’hypoderme qui assure la jonction avec les structures anatomiques sous-cutanées incluant des cellules graisseuses ;
Que l’excès de cellules graisseuses donne à la peau un aspect inesthétique souvent comparé à une peau d’orange et que diminuer la quantité de ces cellules permet d’atténuer cet aspect ;
Qu’il serait très souhaitable de détériorer de manière sélective et non-invasive les adipocytes du tissu graisseux sous-cutané sans provoquer de blessure au tissu dermique et épidermique entourant, les procédés courants, tels que liposuccion, impliquant des processus invasifs avec des risques menaçant potentiellement la vie (saignement excessif, douleur, choc septique, infection, gonflement) ;
T….. et Z….. engagent en France une action en contrefaçon à l’encontre d’un fabricant espagnol dont elles estiment que l’appareil met en œuvre l’invention et son importateur en France.
La Cour de Paris infirme le jugement qui avait retenu la contrefaçon et annule les revendications n° 1, 2, 3, 4, 5, 9 et 13 de la partie française du brevet européen
Ne sont cités ici que des extraits de la motivation de l’arrêt qui conduit à l’annulation de la revendication 1ère.
- Le texte de cette revendication
‘1. Dispositif (100) pour casser de manière sélective des cellules riches en lipide chez un sujet humain non nourrisson par refroidissement comportant :
– des moyens de refroidissement (110) pour refroidir une région locale de la peau du sujet pour casser de manière sélective des cellules riches en lipide de la région, tout en maintenant, en même temps, la peau du sujet à une température telle que les cellules non-riches en lipide ne sont pas cassées, les moyens de refroidissement étant adaptés pour refroidir des cellules riches en lipide à une température comprise entre environ -10° C et environ 25° C,
– une unité (105) de commande de température pour commander la température des moyens de refroidissement,
– et des moyens (120) de mesure de température qui sont adaptés pour mesurer la température de la peau du sujet et/ou la température dans la peau du sujet et/ou la température sur la surface de la peau du sujet,
caractérisé en ce que l’unité de commande de température est de plus adaptée pour commander la température des moyens de refroidissement de sorte que la température de la peau du sujet et/ou la température dans la peau du sujet et/ou la température sur la surface de la peau du sujet ne chute pas au-dessous d’une température minimum prédéterminée sur la base de la température de la peau du sujet et/ou de la température dans la peau du sujet et/ou de la température sur la surface de la peau du sujet.
- Le rappel de la règle de droit
Considérant ceci exposé, que les articles 83 et 138 sous b) de la convention de Munich exigent que le brevet européen doit exposer l’invention ‘de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter’ ;
Que selon la règle 42 du règlement d’exécution de la convention de Munich, la description doit notamment contenir un exposé de l’invention, ‘telle qu’elle est caractérisée dans les revendications, en des termes permettant la compréhension du problème technique’ et ‘la solution de ce problème’ ;
Qu’il s’ensuit que l’homme du métier doit trouver dans la description du brevet les moyens de reproduire l’invention par le jeu de simples opérations d’exécution à l’aide de ses connaissances professionnelles normales théoriques et pratiques, auxquelles s’ajoutent celles qui sont citées dans le brevet ; qu’ainsi la description qui ne satisfait pas à cette exigence vicie le brevet et le rend annulable ;
- La définition de l’homme du métier : une équipe
Considérant qu’il sera rappelé que l’homme du métier est en l’espèce une équipe composée d’un spécialiste de la biologie de la peau et d’un spécialiste dans le domaine cryogénique (de la cryolipolyse s’agissant de la destruction des graisses par le froid)
- Le résumé du problème et de la solution de l’invention de la revendication 1ère
Considérant que le dispositif de cryolipolyse divulgué par la revendication 1 du brevet litigieux doit pouvoir casser sélectivement les cellules riches en lipide par refroidissement grâce à des moyens de refroidissement permettant de maintenir, en même temps, la peau du sujet à une température telle que les autres cellules du derme et de l’épiderme ne sont pas cassées, et ce à l’aide d’une unité de commande de température et de moyens de mesure de température de la peau du sujet permettant que la température de la peau du sujet ne chute pas au-dessous d’une température minimum prédéterminée
- La démarche de l’homme du métier
Considérant que pour pouvoir exécuter l’invention, l’homme du métier doit déterminer en premier lieu le degré de température de refroidissement à adopter, la durée d’application de cette température et la surface de la peau du sujet sur laquelle pratiquer ce refroidissement ;
- La plage de température indiquée à la description est trop large
Considérant qu’au paragraphe [0024] de la description il est d’abord fait état d’une plage de température de l’élément de refroidissement administré excessivement large puisqu’elle va de la température de l’azote liquide (-196 °C) à celle du corps humain (37 °C), que si le paragraphe [0025] donne des plages de températures préférentielles, celles-ci sont encore très larges et imprécises puisqu’elles vont de ‘environ’ -15 °C à ‘environ’ 35, 30, 25, 20, 15, 10 ou 5 °C, ou bien de ‘environ’ -10 °C à ‘environ’ 35, 30, 25, 20, 15, 10 ou 5 °C, ou encore de ‘environ’ -15 °C à ‘environ’ 20, 15, 10 ou 5 ° C et non pas uniquement de -10 ° C à 4 °C comme l’affirment la société Z….. et T…… en page 26 de leurs conclusions ;
- La description du brevet donne des informations contradictoires
Considérant que le paragraphe [0026] commence par enseigner une durée d’application de l’élément de refroidissement pouvant aller jusqu’à deux heures, tout en retenant une durée préférentielle entre une et trente minutes mais sans préciser pour chaque degré de température de l’élément de refroidissement la durée préférentielle d’application correspondante, si ce n’est pour le seul exemple d’une application d’azote liquide, alors d’une part que la température de l’azote liquide ne correspond pas aux plages de températures préférentielles indiquées au paragraphe précédent et d’autre part que la durée d’application (un dixième de seconde) ne correspond pas à la plage de durée indiquée comme étant préférentielle ;
- La description du brevet est encore imprécise
Considérant que si les paragraphes [0041] à [0045] décrivent le temps et la température à partir desquels les différentes couches de tissu (adipeux, épiderme, derme) peuvent être refroidies dans différents modes de réalisation, les plages de températures restent toujours très larges et imprécises puisque selon les modes de réalisation la température des cellules riches en lipide oscille ‘de préférence’ entre 37 °C et -10 °C, tout en indiquant des températures ‘plus préférentielles’ entre -4 °C et 20 °C (voire au paragraphe [0042] entre -8 °C et 33 °C) ou ‘encore plus préférentielles’ entre -2 °C et 15 °C, pour finalement indiquer que ‘de manière générale, les cellules riches en lipide sont de préférence maintenues à une température moyenne comprise entre environ -10 °C et environ 37 °C, 35 °C, 30 °C, 25 °C, 20 °C, 15 °C, 10 °C ou 4 °C ; environ -4 °C et environ 35 °C, 30 °C, 25 °C, 20
°C, 15 °C, 10 °C, ou 4 °C ; environ -2 °C et environ 35 °C, 30 °C, 25 °C, 20 °C, 15 °C, 10 °C ou 5
°C’ ;
Que la durée d’application reste également imprécise puisqu’il y est indiqué au paragraphe [0041] que ‘les cellules riches en lipide sont refroidies en dessous de 37 °C, pour une durée allant jusqu’à deux heures’ sans préciser la durée préférentielle correspondant à chaque degré de la température de refroidissement retenue, le paragraphe [0042] se contenant d’indiquer que ‘des procédés constitués d’un refroidissement pulsé suivi par de brèves périodes de réchauffement peuvent être utilisés pour minimiser les dommages collatéraux des cellules non-riches en lipide’ en faisant état soit d’un ‘acte de refroidissement continu’, soit ‘de multiples cycles de refroidissement ou en réalité une combinaison de refroidissement avec des cycles de chauffage actifs’ sans qu’aucune précision ne soit donnée sur la durée préférentielle de ces actes ou cycles de refroidissement en fonction du degré de la température retenue, ni même en quoi consistent les ‘brèves périodes de réchauffement’ et les ‘cycles de chauffage actifs’ évoqués ;
Considérant que de même la température de l’épiderme évoquée au paragraphe [0043] est mentionnée de façon particulièrement large et vague puisque si elle ne doit pas être inférieure à ‘environ’ -15 °C, elle est ‘de préférence’ entre ‘environ’ -10 °C et 35 °C ou, ‘de manière plus préférée’ entre ‘environ’ -5 °C et 10 °C ou ‘de manière encore plus préférée’ entre ‘environ’ -5 °C et 5 °C ;
Qu’il en est de même de la température du derme indiquée au paragraphe [0044] comme n’étant pas inférieure à ‘environ’ -15 °C et ‘de préférence’ entre ‘environ’ -10 °C et 20 °C ou ‘de manière plus préférée’entre ‘environ’ -8 °C et 15 °C ou encore ‘de manière encore plus préférée’ entre ‘environ’ -5°C et 10 °C ;
Considérant que les durées d’intervalles entre chaque application de l’élément de refroidissement sont tout aussi larges et imprécises puisque le paragraphe [0045] mentionne soit de ‘courts intervalles’ pouvant aller d’une minute à une heure, soit de ‘longs intervalles’ allant de douze à vingt-quatre heures tout en retenant une durée d’intervalle préférentielle entre 5 et 20 minutes, ce qui suppose que les longs intervalles ne sont pas pertinents ; qu’en outre il n’est pas précisé en quoi consiste l’application de chaleur évoquée entre ces intervalles de refroidissement ;
Considérant que, contrairement à ce que soutiennent la société Z….. et T….. en page 27 de leurs conclusions, il ne peut ressortir de l’ensemble d’indications de températures et de durées aussi larges et imprécises, voire contradictoires, que, pour l’homme du métier, la plage de température de refroidissement des cellules lipidiques pour obtenir leur cryolise oscillerait entre -2°C et 15 °C et que le temps optimal d’application varierait entre 5 et 20 minutes (d’autant plus que cette durée évoquée au paragraphe [0045] ne concerne pas le temps d’application mais la durée préférentielle entre chaque intervalle d’application) ;
- La description du brevet comporte aussi des imprécisions en ce qui concerne la surface à traiter
Considérant qu’en ce qui concerne la surface de traitement sur laquelle doit être appliqué l’élément de refroidissement, le paragraphe [0030] indique que ‘la dimension de la surface superficielle (par exemple lorsque l’agent de refroidissement est en contact avec la peau) doit être au moins trois fois la profondeur du tissu graisseux sous-cutané ciblé pour refroidissement’, ce qui géométriquement, n’a aucun sens puisqu’une surface ne peut être calculée en triplant une longueur et qu’en outre il n’est pas précisé comment l’homme du métier pourrait mesurer la profondeur du tissu graisseux sous-cutané ;
Qu’en tout état de cause les surfaces préférentielles indiquées à ce paragraphe restent larges et imprécises puisqu’elles vont de 1 cm² à 20 cm² tout en faisant allusion à des surfaces superficielles bien plus grandes, pouvant dépasser 3 500 cm² (ce qui correspond à un carré de peau de 59 cm de côté) ;
- La description du brevet se réfère à des exemples sur le porc
Considérant que la description du brevet fait également état aux paragraphes [0078] à [0100] des résultats de deux exemples effectués pour le premier (‘détérioration sélective de tissu graisseux par refroidissement commandé in vivo’) in vivo sur un porc miniature de Handford et un porc miniature du Yucatan et pour le deuxième (‘mesures du profil de température à diverses profondeurs de tissu’) in vitro sur un porc miniature du Yucatan ;
Considérant que la société Z…… et T….., se fondant sur le rapport d’expertise de M…. qu’elles versent aux débats en pièces 26 et 26.1 (pour la traduction), font valoir que ces résultats expérimentaux orienteraient l’homme du métier vers l’application de températures variant de -6 °C pendant 5 minutes à -7 °C pendant 10 à 20 minutes ;
Considérant que si la peau du porc domestique (notamment le porc miniature du Yucatan en raison de la disponibilité accrue de cette race, de son coût raisonnable et de sa petite taille) a des caractéristiques morphologiques et fonctionnelles comparables à celles de la peau humaine, M……. reconnaît cependant que ‘bien évidemment, en recherche médicale, le résultat sur l’homme est le critère de référence‘ ;
- Comme l’homme du métier est une équipe, l’avis d’un seul technicien ne suffit pas
Considérant que si cet expert est néanmoins d’avis que l’homme du métier (qu’il appelle le ‘technicien qualifié’) aurait en 2002 conclu que les résultats vus chez les trois porcs concernés par les exemples 1 et 2, se produiraient également chez l’homme, il convient de relever que d’une part cet expert, docteur en médecine spécialisé en dermatologie, ne peut être considéré comme un homme du métier tel que défini plus haut et que d’autre part il se fonde sur les conclusions d’études plus contemporaines alors qu’il convient, pour apprécier la nécessité d’une description suffisante du brevet, à la date de sa demande de priorité, soit le 15 mars 2002 ;
Considérant qu’il ressort notamment de l’article de M M….. et autres intitulé ‘La peau des mammifères domestiques comme modèle pour la peau humaine, avec une référence particulière au porc domestique’ paru en 1978 et versé aux débats par la société Z….. et T…….. (pièces 27 et 27.1 pour la traduction) que les ‘données provenant d’expériences sur des animaux ne peuvent pas être transcrites sans réserve à l’homme’ et que si Mc….. et autres. dans leur article ‘Corrélation clinique d’un modèle d’antisepsie de la peau’ paru en 1999 et versé aux débats par la société Z….. et T….. (pièces 30 et 30.1 pour la traduction) ont pu relever une corrélation entre la peau de porc in vitro et des études cliniques in vivo sur l’homme, cet article ne concerne que l’évaluation des antiseptiques de la peau et les interactions entre la peau et les microbes;
- La conclusion
Considérant qu’il n’apparaît donc pas que l’homme du métier, en 2002, aurait pu extrapoler à l’être humain les résultats des expériences 1 et 2 décrites dans le brevet et portant sur des porcs pour retenir l’application de températures de refroidissement variant de -6 °C pendant 5 minutes à -7 °C pendant 10 à 20 minutes ;
Considérant qu’il s’ensuit que confronté dans la description du brevet à des indications de température, de durée d’application et de surface à traiter extrêmement larges et imprécises, voire contradictoires entre elles, sans pouvoir retenir plus particulièrement l’une ou l’autre des nombreuses indications ainsi données, l’homme du métier tel que défini en l’espèce ne peut trouver dans cette description les moyens de reproduire l’invention par le jeu de simples opérations d’exécution à l’aide de ses connaissances professionnelles normales théoriques et pratiques ;
Considérant dès lors la description du brevet ne remplit pas les conditions de validité prévues par l’article 83 de la convention de Munich, de telle sorte que la revendication 1 de la partie française du brevet européen n° EP 1 490 005 sera annulée en application des dispositions de l’article 138 sous b) de la dite convention ;