Le libre exercice d’une activité économique : un principe appelé à l’appui de la commercialisation des graines et des semences des variétés anciennes

Qu’une norme écarte des opérateurs  économiques d’un marché ne surprend pas sous réserve que celle-ci respecte certaines règles. L’arrêt de la Cour de l’Union du 12 juillet 2012 illustre cette problématique à propos de différentes interdictions relatives à  la commercialisation-des semences. Son intérêt s’apprécie aussi quand il compare les prétentions d’un traité,  et la réalité de ses dispositions.

Baumaux qui commercialise des graines et des semences florales et potagères, engage une action en concurrence déloyale, contre Kokopelli, qui vend des semences de variétés potagères et florales anciennes  figurant « ni sur le catalogue français ni sur le catalogue commun des variétés des espèces de légumes issues de l’agriculture biologique ».

Pour Kokopelli, ses variétés anciennes ne sont pas suffisamment stables pour répondre aux critères des directives.

14 janvier 2008, le Tribunal de grande instance de Nancy condamne Kokopelli au paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale.

Appel de Kokopelli devant la Cour de Nancy qui interroge la Cour de Justice de l’Union Européenne :

«[L]es directives 98/95/CE, 2002/53/CE et 2002/55/CE du Conseil et 2009/145 de la Commission sont-elles valides au regard des droits et principes fondamentaux suivants de l’Union européenne à savoir, ceux du libre exercice de l’activité économique, de proportionnalité, d’égalité ou de non-discrimination, de libre circulation des marchandises, et au regard des engagements pris aux termes du [Tirpaa], notamment en ce qu’elles imposent des contraintes de production et de commercialisation aux semences et plants anciens?»

  • La Cour vérifie que les directives tiennent compte des différents opérateurs

62 S’agissant des opérateurs, tels que Kokopelli, qui offrent à la vente des «variétés anciennes» qui ne satisfont pas aux conditions fixées aux articles 4, paragraphe 1, et 5 de la directive 2002/55, il y a lieu de rappeler que cette dernière envisage, à ses articles 44, paragraphe 2, et 48, paragraphe 1, sous b), la fixation de conditions particulières d’admission et de commercialisation en ce qui concerne les variétés de conservation et les variétés créées pour répondre à des conditions de culture particulières.

63 En particulier, l’article 44, paragraphe 3, sous a), de la directive 2002/55 prévoit que les semences des variétés de conservation peuvent être admises au catalogue de l’Union sans examen officiel sur la base, notamment, de résultats d’essais non officiels et de l’expérience acquise au cours de leur culture. En outre, l’article 44, paragraphe 3, sous b), de cette directive prévoit que des restrictions quantitatives appropriées doivent s’appliquer aux variétés de conservation et à celles créées pour répondre à des conditions de culture particulières. À cet égard, la directive 2009/145 a été adoptée en application desdits articles de la directive 2002/55.

64 Les directives 2002/55 et 2009/145 prennent en compte les intérêts économiques des opérateurs, tels que Kokopelli, en ce qu’elles n’excluent pas la commercialisation des «variétés anciennes». Certes, la directive 2009/145 impose des restrictions géographiques, quantitatives et de conditionnement en ce qui concerne les semences des variétés de conservation ainsi que celles créées pour répondre à des conditions de culture particulières, mais ces restrictions s’inscrivent dans le contexte de la conservation des ressources phytogénétiques.

  • A situations différentes, traitements différenciés

71 Kokopelli fait valoir que le régime d’admission imposé par les directives 2002/55 et 2009/145 établit une différence de traitement non justifiée entre les semences des variétés de conservation et les semences standard pouvant être admises aux catalogues officiels. En effet, eu égard audit régime, Kokopelli serait dans l’impossibilité de commercialiser les semences des variétés de conservation.

72 Il importe de constater que, compte tenu de leurs caractéristiques propres, les semences standard et celles des variétés de conservation se trouvent dans des situations différentes. En effet, les semences des variétés de conservation ne satisfont en principe pas aux exigences fixées aux articles 4, paragraphe 1, et 5 de la directive 2002/55. Elles sont traditionnellement cultivées dans des localités et des régions particulières et sont menacées d’érosion génétique.

73 C’est en tenant compte des caractéristiques propres des différentes variétés des semences que le régime d’admission établi par les directives 2002/55 et 2009/145 prévoit, d’une part, des règles générales en ce qui concerne la commercialisation des semences standard et, d’autre part, des conditions particulières de culture et de commercialisation pour les semences des variétés de conservation.

74 En effet, lesdites conditions particulières s’inscrivent dans le contexte de la conservation in situ et de l’utilisation durable des ressources phytogénétiques.

75 À cet égard, les considérants 2 et 3 de la directive 2009/145 énoncent que, outre l’objectif général de protection des ressources phytogénétiques, l’intérêt particulier de préserver les variétés de conservation tient au fait qu’elles sont particulièrement bien adaptées aux conditions locales spécifiques et qu’elles peuvent être cultivées dans des conditions climatiques particulières.

76 Il s’ensuit que, en fixant, par la directive 2002/55 ainsi que par la directive 2009/145 adoptée pour la mise en oeuvre de celle-ci, des conditions particulières de culture et de commercialisation en ce qui concerne les semences des variétés de conservation, le législateur de l’Union a traité différemment des situations différentes. Par conséquent, lesdites directives ne violent pas le principe d’égalité de traitement.

  • Sur le non-respect du principe de libre exercice d’une activité économique

78 En l’occurrence, il est vrai que le régime d’admission des semences de légumes prévu par les directives 2002/55 et 2009/145 est susceptible de restreindre le libre exercice de l’activité professionnelle des commerçants de semences anciennes, tels que Kokopelli.

79 Toutefois, les règles énoncées aux articles 3 à 5 de la directive 2002/55 visent l’amélioration de la productivité des cultures de légumes dans l’Union, l’établissement du marché intérieur des semences de légumes en assurant leur libre circulation dans l’Union ainsi que la conservation des ressources génétiques des plantes, qui constituent des objectifs d’intérêt général. Or, ainsi qu’il ressort des motifs du présent arrêt consacrés à la violation alléguée du principe de proportionnalité, il n’apparaît pas que ces règles et les mesures qu’elles consacrent présentent un caractère inapproprié à la réalisation de ces objectifs, et l’obstacle au libre exercice d’une activité économique que constituent de telles mesures ne peut, au regard des buts poursuivis, être considéré comme portant une atteinte démesurée au droit à l’exercice de cette liberté.

  • Sur le respect des communautés locales et autochtones reconnues par le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture

Rappelons que ce traité a pour objectifs «la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation en harmonie avec la convention sur la diversité biologique, pour une agriculture durable et pour la sécurité alimentaire».

Voyons la position de la Cour :

Par ailleurs, l’article 9 du Tirpaa, invoqué par Kokopelli, prévoit que les parties contractantes reconnaissent l’énorme contribution que les communautés locales et autochtones ainsi que les agriculteurs de toutes les régions du monde, et spécialement ceux des centres d’origine et de diversité des plantes cultivées, ont apportée et continueront d’apporter à la conservation et à la mise en valeur des ressources phytogénétiques qui constituent la base de la production alimentaire et agricole dans le monde entier.

91 L’article 9, paragraphe 9.3, de ce traité stipule que rien dans cet article ne devra être interprété comme limitant les droits que peuvent avoir les agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication, sous réserve des dispositions de la législation nationale et selon qu’il convient.

92 Par conséquent, ledit article ne comporte pas non plus une obligation suffisamment inconditionnelle et précise pour mettre en cause la validité des directives 2002/55 et 2009/145.

93 Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’examen de la question posée n’a révélé aucun élément de nature à affecter la validité des directives 2002/55 et 2009/145.

A noter la position de l’avocat général dans ses conclusions du 19 janvier 2012 :

103.  En résumé, on retiendra que, même après l’adoption de la directive relative aux dérogations, les inconvénients demeurent pour les opérateurs économiques et les consommateurs dont l’accès aux «variétés anciennes» non admises est entravé. Ces inconvénients, même abstraction faite des inconvénients pour la biodiversité, sont manifestement disproportionnés par rapport aux avantages de l’interdiction, sans que le législateur ait recherché un équilibre.